Mon cher ami,

tu ne devineras jamais l’aventure folle que j’ai vécue. Il y a de cela une poignée de semaines, j’étais en train de jouer dans le jardin lorsqu’un lapin a jailli d’un buisson. Comme tu le sais déjà, il n’est pas rare d’en croiser de temps en temps et il me plait de les suivre parfois, mais celui-ci mon ami, était bien différents des autres. Nous nous sommes regardés longuement – il y avait dans son regard comme une invitation – avant qu’il ne détale dans un bond. Intriguée, je l’ai donc suivi à travers les broussailles jusqu’à une petite clairière, et au pied d’un saule que j’imagine centenaire, se trouvait un terrier d’envergure humaine. Dans un mouvement de tête, le lapin m’a encouragé à le suivre puis a plongé dans l’inconnu. J’en suis resté perplexe un bon moment avant d’oser approcher le trou. Il avait l’air pourtant tout à fait conventionnel alors j’ai finis par m’y pencher, et dans un excès de zèle, y ait plongé la tête. C’est alors que je suis tombé. Et j’ai chu, chu, chu, chu…

« Ouvre les yeux, Alice. »
J’obéis, je me redresse. Tout est si blanc, lumière vive, artificielle. Je tourne sur moi-même, avale le monde d’un regard. A mes côtés, le lapin frétille du nez, visiblement ravi.
« Quel est cet endroit ? fais-je en me grattant la tête.
— Qu’en penses-tu ?
— Si je te pose la question, c’est justement car je ne sais quoi penser. »
En quelques bonds, il rejoint un amas de métal et de béton posé dans le paysage ; il y en a deux autres qui parsèment le lieu, étonnamment semblables au premier. On dirait les entrailles carbonisées d’une bâtisse après apocalypse.
« Il y a eu une guerre ici ? » murmurè-je en m’approchant du plus imposant.
Pourtant, à l’exception de ces bouts de chaos disposés ci et là, tout est propre et rangé. Un peu trop.
« Non, ce n’est pas ça la guerre. La guerre est sale, elle tord, met le monde en désordre.
— Peut-être n’est-ce pas vraiment la guerre, suggère le lapin en appuyant une patte sous son menton. Ni la sensation, ni la réalité, mais simplement son essence. Les trouées du chaos dans un ordre immaculé. Un contraste radical. Violent. N’est-ce pas cela la guerre ?
— Peut-être… »
Mais pour en avoir la certitude, il faut que je m’éloigne, que je rapetisse. Il faut que j’offre à cet étrange chaos la possibilité d’une perspective nouvelle. Arrivée au bord du monde, je m’accroupis, lève les yeux sur les amas déchirés. J’aimerais qu’ils se révèlent à moi, que leur sens me devienne évident, mais ils demeurent désespérément muets. Seul un son me parvient, un chant qui transpire à travers les murs. Un chant, une plainte ? D’où vient-il ? Il m’appelle au loin, étrange. Il m’intrigue. En portant les yeux vers l’ailleurs, j’aperçois une silhouette qui m’observe avant de disparaître, effarouchée par mon regard.
« Qui est-ce ? dis-je en luttant contre l’envie de la poursuivre.
— Ne te préoccupe pas d’elle. Si tu veux comprendre, il faut regarder ce qu’il y a voir sans te laisser distraire. »
Certes… mais j’ai beau observer avec attention, tenter de percer le mystère de cet endroit, ignorer l’intérêt qui me pousse au loin, rien ne semble y demeurer. L’inquiétude commence à me gagner, faisant frémir le museau du lapin.
« Ce n’est pas la faute du lieu si tu n’en perçois pas le sens, me gronde-t-il. Tu manques d’envergure, c’est tout. Si cela existe, alors cela a un sens. Et tu dois le découvrir. N’est-ce pas la raison de ta présence ? »
Je hoche la tête en me renfrognant. Décidément, cet endroit refuse de s’offrir à moi. Lui qui me semblait pourtant si plein de promesses lorsque j’ai plongé dans l’inconnu, je m’y heurte sans m’y perdre. J’aurais préféré errer ; une émotion au moins.
« Je ne vais quand même pas rester accroupie dans un coin jusqu’à ce que des débris me parlent, finis-je par dire, agacée.
— D’autant plus qu’on a rarement vu un tas de brocs discourir sur quoi que ce soit. Encore moins sur sa raison d’être. »
Le lapin et moi sursautons tandis qu’un chat se love contre mes jambes.
« Laisse-moi percer ce mystère pour toi, propose-t-il d’une voix de miel en me transpercent de ses iris d’ambre. Il n’y a rien à comprendre, pas de sens. Si ces amas sont là, c’est seulement parce que quelqu’un les y a posés. »
Alors que le lapin offusqué tend le cou pour se donner de la grandeur, je fixe l’importun.
« Tu es là pour tout gâcher ! m’indignè-je.
— Mais je ne fais que donner de l’intérêt à ce qui n’en a pas, voyons. Suis-moi et je te révélerai l’absurdité involontaire et son indigence pédante. Et tu riras de tout. Et tu riras d’un rien. Suis le lapin ! Tu t’étioleras dans les méandres de l’ennui. Et tu ne riras plus de rien.
— Je ne suis pas venu pour rire et ton cynisme me déplait. Comment peux-tu considérer quoi que ce soit si tu en refuses la profondeur, même imperceptible ? Je préfère la vision du lapin, pleine de possibles et de beauté. La tienne est bien trop étriquée. Et elle est triste, si triste. Alors va-t’en.
— Comme tu voudras », chantonne-t-il avant de filer d’un air indolent.
Le lapin cligne d’une oreille, ému et reconnaissant ; je lui souris.
« Je n’ai peut-être pas su voir ce qu’il y avait à voir ici, mais la suite m’éclairera sûrement. Montre-moi. »
Dans un élan, il m’entraîne, je le suis. Veine tentative, j’essaie d’apercevoir la silhouette qui s’est dérobée tantôt, avant de pénétrer dans cet autre lieu. Et là, je m’arrête net, saisie. Le chant — les cris ? — me frappent, m’envahissent. Enivrants d’angoisse, ils font vibrer l’atmosphère, métamorphosent sous mes yeux ce qui paraissait être de simples cabines biscornues. Mais sans leurs toiles grotesques, elles s’érigent en carcasses de métal, dérangeantes et rouillées, auxquelles pendent des tissus ensanglantés. J’approche d’une bassine souillée de sang, m’y noie ; il m’absorbe. En un instant, je devine les corps tendus qui se balancent, déchirés de souffrance, j’entends les râles et chaînes qui raclent, je sens la sueur et les excréments. Vision totale. Tétanisante. La grâce… je suis dans un autre monde.
J’avance étourdie, tant il y a à voir. J’avance, déambule dans le juste-après. Était-ce hier ou il y a un siècle que cela s’est passé ? Pas d’importance car un tel évènement a marqué le lieu, devenant hors du temps ; il imprègne les murs, le sol. Il suffit d’aspirer pour l’invoquer. Qu’est-ce que j’aime cette évidence, quand ça parle, que ça hurle son sens. Pour un peu, je m’y perdrais.
« Allez viens, il y a plus au-delà », m’invite le lapin avant de bondir autre part.
J’obtempère, les rétines encore accrochées en arrière. Je m’arrache difficilement, trébuche, tombe.
Le choc est rude et je m’étale. Je me remets de mes émotions, le cœur battant. Je tourne la tête, la joue contre le sol, puis mes yeux s’écarquillent pour glisser toujours plus haut, suivant les courbes légères et rebondies d’un énorme ballon blanc. Alors ça ! Je me relève d’un coup, tente d’en faire le tour, m’approche de la nacelle avec une prudence respectueuse. Des livres s’y trouvent, de la documentation pour une expédition au pôle Sud. C’est donc là où il mène… Oubliée l’horreur d’alors et ses cris torturés ; même si l’étrange symphonie est plus présente que jamais, elle prend un tour nouveau à l’oreille, presque mystique. Le voyage m’appelle.
« Modère tes ardeurs, me rappelle le lapin.

 

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— Mais il y a des igloos ! C’est sur la brochure… »
Malheureusement, j’ai beau désigner le feuillet plein de promesses, le lapin n’en a cure. Alors je me résous, je fais mon devoir, j’observe. Et le jardin dans lequel je me trouve, ma foi, n’est pas si mal. Un jardin à la française, dont la succession de plan lui donne une profondeur abyssale, et je remarque bientôt que certains buissons sont des leurres faits de pierre sombres, illusion parfaite dans ce monde sans couleur. Au grès du vent se balancent indolemment des fauteuils suspendus entre ciel et terre ; je m’assois sur l’un deux et garde les yeux rivés sur cette sphère ballotant que j’aimerais emprunter. Je fredonne, je rêve. Venu de derrière me berce les cris des enfants qui jouent à la balle, salissant joliment un mur noir de blanc. Douce quiétude avant l’aventure…
« Bon, on y va ! » m’écriè-je soudain en me redressant.
Et sans attendre la permission du lapin, je m’élance. Je les veux mes igloos et mes neiges glacées, ces terres immenses d’immaculé. Je cours. À droite, à gauche ? Deux chemins s’offrent à moi. Je prends à gauche. Rien ne peut me retenir désormais. Au fil de mes pas effrénés, le sol change peu à peu comme si l’on tirait un tapis sous mes pieds. Un mur esseulé s’est érigé quelque part ; je le dépasse sans un regard. Puis la musique explose, chant du cygne. Puis c’est le vide.
Je ralentis, perplexe, avant de m’arrêter définitivement. Dans un coin, une machine imposante crachote inlassablement un son, un chant, une plainte, étrange, des cris, mystique ? Mais qu’est-ce…
« C’est ce qu’on appelle une belle sortie de piste. »
Suivant de peu sa voix, tel l’éclaire précède la foudre, le chat sort de derrière l’appareil et m’adresse un clin d’œil auquel je ne réagis pas. Je crains trop ce qu’il s’apprête à dire. J’ai trop peur que cela fasse écho en moi.
« Bienvenue dans l’envers du décor, le derrière de la farce. Et le derrière, comme chacun le sait, n’est pas très beau à voir.
— Cela ne change rien ! rétorquè-je de manière trop vive pour être honnête.
— Vraiment ? Moi je trouve ce lieu fort intéressant. À la fois cruel et éblouissant de vérité. C’est ici que se réunissent les petits architectes qui tirent les ficelles du monde. Et à voir le monde, il y a eu bisbille dans les coulisses.
— Tu racontes n’importe quoi. »
Les yeux du chat se plissent de plaisir. Pourquoi chaque fois que je plaide, ai-je l’impression de le laisser gagner ? Je cherche discrètement le lapin du regard sans le trouver.
« Vraiment ? ronronne-t-il à nouveau en faisant interminablement traîner le mot. Alors dis-moi, Alice.
— Te dire quoi ?
— Mais qu’elle est le sens. »
Panique. Introspection. Je réfléchis, vite, chaque ronronnade qui passe me donnant toujours plus tort. Puis miracle, l’illumination.
« Tu avais tort tout à l’heure, l’accusè-je triomphalement. Tu affirmais que tout était fortuit, dénué de propos. Or ce n’est pas vrai ! Je l’ai vu, je l’ai senti. Et maintenant tu voudrais que je nie ce que je sais exister ?
— Moi ? Jamais je n’oserai, voyons. Cependant en y regardant d’un peu plus près, ou d’un peu plus loin qu’importe, il est facile de constater que si chaque élément peut avoir un sens parfois indéniable, l’ensemble n’en a point. Or qu’est-ce qu’un monde sans sens commun ? Une farce, rien de plus.
— Qu’en sais-tu ? Tu n’as pas vu la fin.
— Le début m’a semblé plutôt éloquent en la matière, et très prometteur. Regarde, je sens le sourire poindre. »
J’avise ses dents qu’il exhibe dans une grimace grotesque.
« Des décombres aux petits jardins à la française, poursuit-il d’un air rêveur. Du dépiautage humain au voyage d’agrément. Logique subliminale. Indéniable ! Tout fait sens en effet.
— Peut-être que ça raconte une histoire… peut-être… peut-être que ça raconte l’histoire d’un homme dans une cité en guerre !
— Je suis tout ouïe. »
Ignorant sa face railleuse, je porte le regard sur ce monde que je ne fais plus qu’entrapercevoir au loin. Vu d’ici, tout jure avec ce que j’ai ressenti alors ; juste un arrangement maladroit de chose sans queue ni tête… Mais je n’aime pas cette idée, elle me semble injuste et cruelle. Ce monde appartient à des gens tout de même ! Des gens qui l’ont façonné à l’aune de leur intelligence et de leur réflexion. Et le chat pourra toujours arguer que j’argue moi-même, j’ai envie d’y croire. J’en ai besoin ! Sinon que me restera-t-il à part le cynisme et la médiocrité ? Alors j’inspire profondément, les paupières closes. Et j’invoque, invente, je collabore.
« C’est l’histoire d’un homme pris dans la guerre, démuni face à la ruine qui ronge son monde. Il doit agir, il le faut ! Alors il s’engage, petit héros anonyme ou glorieux résistant. Mais l’ennemie le trouve un jour et l’emmène. Selon eux, il sait, il doit parler ! Mais est-ce seulement vrai ? Qu’importe à leurs yeux comme aux siens, jamais il ne parlera — par orgueil ou par courage — et son corps en gardera à jamais les stigmates. Même des années plus tard alors que la guerre est loin, que les enfants jouent, qu’il fait bon dans le jardin, le souvenir le hante. Alors l’homme finit par nourrir un rêve un peu fou, il affrète un grand ballon blanc et s’envole ! Loin de ce monde et des hommes, espérant que le mal dont il souffre se perdra en chemin. »
Lorsque j’ouvre les yeux, le chat a disparu. Voilà qui est bien, même si son départ ou mon éloquence providentielle n’ont su raviver le feu ardent qui plus tôt me dévorait ; c’est donc à la lueur d’une étincelle que j’entreprends de tâtonner le long de cet incongru mur blanc vers le chemin du retour, en prenant garde surtout de ne pas me demander ce qu’il fait là. Ma foi renouvelée est encore trop jeune pour me permettre une telle question. Alors coûte que coûte, j’avance, puis étouffe un cri lorsque la tête du lapin jaillit d’une brèche.
« Où étais-tu, me gronde-t-il, la moustache accusatrice.
– Dans les coulisses du monde.
– Les coulisses du monde ? Sornette ! Cela n’existe pas.
–… évidemment… Tu m’attendais ?
– Oui, Alice. Viens donc voir ce que j’ai trouvé. »
Son entrain me met du baume au cœur et je m’accroupis pour le suivre avec une certaine hâte. Bientôt je me retrouve à ramper dans une forêt dense, mais je n’ai pas le temps de m’y attarder ; le lapin bondit avec vigueur, perçant les buissons comme s’il s’agissait d’un simple voile de fumée.
« Vite, Alice ! m’encourage-t-il. Ça a déjà commencé ! »
Pour la première fois depuis que je suis descendu dans le terrier, ma curiosité n’a pas besoin d’être forcée ; il se passe donc quelque chose dans ce monde ! J’exulte, accélère, et débouche finalement dans une grande clairière où se tient un spectacle… déroutant ? Trois pompiers braquent une lance sur un homme qui tente avec hargne de remonter les flots. Je m’assois, m’interroge.
« Cela me rappelle une histoire. Sauf qu’il n’y avait pas d’eau ; on y brulait les livres.
– L’oppression du pouvoir et ses cerbères anonymes, déclame alors le lapin. Vois ces casques. Vois comme ils dissimulent leur visage. Oppression de l’individu. Oppression par le groupe. Dilution dans le grand tout.
– Ce n’était pas très difficile à comprendre. Sans doute ses projets d’évasion l’auront fait passer pour un fou aux yeux des autres.
– Mais de qui parles-tu ? »
J’avise un moment le lapin avant de revenir à la lutte qui se déroule à quelques mètres de nous.
« J’espère qu’il réussira à les atteindre. »
Et ainsi nous attendons de longues minutes – ou est-ce des heures ? – dans un silence rempli d’expectatives, les yeux agrippés au malheureux qui boit la tasse sans jamais faillir. Va-t-il réussir ? Il se rapproche de plus en plus. Va-t-il le faire ? Arrache sa laborieuse victoire, pas après pas. J’attrape le lapin, le serre contre moi. Oui, vas-y ! Et soudain, le jet se tarit. Comme ça, sans crier gare. La mâchoire m’en tombe.
« L’homme a su vaincre l’adversité ! annonce triomphalement le lapin en bondissant hors de mes bras.
– Mais, il n’a rien vaincu du tout. Il n’est même pas allé jusqu’au bout !
– Il aura su faire le chemin nécessaire, tel est le sens de ce que nous venons de voir.
– Alors là non, je ne suis plus d’accord ! »
Me redressant en furie, je me dirige vers cet homme que j’ai supporté pendant un temps incommensurable, mais ne parviens pas à m’en approcher. Alors je lui crie :
« Dis donc toi ! Il est bien beau le chemin. Mais le but, la raison pour laquelle tu allais à contrecourant, ça ne compte plus ? Hé, je te parle ! »
Je hurle même, d’une manière difficilement inaudible, pourtant l’énergumène feint de ne pas m’entendre. Fier de son presque-exploit, il se contente de sourire bêtement. Puis l’image saute et je le retrouve à l’orée de la forêt, s’approchant des pompiers avec un air aussi belliqueux que décidé. À partir de là, j’anticipe déjà la suite : son arrivée à une distance moins que raisonnable, la lance qui se met à lui cracher son torrent au visage. Et on recommence, encore et encore. Un inachèvement perpétuel. Frustration.
« Comment sort-on d’ici ? » demandè-je en essayant vainement de cacher ma déception.
C’est dans un silence qui me rend un peu triste que le lapin me conduit hors du bois et de la brèche. Mes attentes antérieures ont comme alourdi mes pas, me ramenant à l’embranchement où tout a basculé. Et cette musique… Par pitié, qu’elle s’arrête ! Même mon guide a replié ses oreilles pour ne plus l’entendre. Ou bien agit-il ainsi à cause de mon humeur qui le chagrine ? Que cela me pèse, ce désir que tout finisse au plus vite. La certitude que je suis au bout de ce que je peux donner. J’ai l’impression d’être l’esclave de ce monde, et je peine à voir le fruit de mon labeur. J’ai même le sentiment d’avoir tort depuis le début. Et si la belle histoire de toute à l’heure n’existait que dans ma tête ? Et si le chat avait raison…
L’esprit ailleurs, je change de territoire sans vraiment m’en préoccuper, jusqu’à me cogner. Je recule, hébétée, lève les yeux le long d’un tronc gigantesque. Pas un tronc, mais une colonne qui s’étire vers le ciel, portant un préau qui occulte le soleil. Encore trois pas en arrière. Pas un préau, mais une table aussi massive qu’incongrue. Plus je m’éloigne, plus elle reprend une taille humaine. Je m’accroupis, avise la montagne nichée sous elle.
« Stein under des Tish », annonce piteusement le lapin.
Étrange sensation, j’hésite entre la colère et l’hilarité, étouffe finalement un rire ; le chat n’est plus bien loin. J’entends, avant de sentir, la pluie fine qui me tombe dessus, me fait regarder en l’air. Une amphore, elle aussi disproportionnée, se déverse dans une coupole ; le procédé m’éclabousse d’une manière rafraichissante, et je ris de plus belle. Le lapin, quant à lui, est allé s’abriter sous le préau de fortune ; il m’appelle, m’invite à le rejoindre. Je l’ignore. La bruine fait peu-à-peu dégouliner mon masque de civilité. Je sens déjà les canines qui poussent, mes oreilles qui se taillent en pointe. Maintenant j’en suis sûre, je dois partir avant que le temps ne se gâte.
Je distingue alors une maison là-bas, porte vers mon salut, et entreprends de contourner la table ridicule et sa montagne chétive afin de m’y rendre. Arrivée sur le seuil, je pousse le battant, ferme derrière moi. Je suis au sec, mais ne respire pas encore. Au centre de cette pièce unique dépourvue de fenêtre repose une baignoire couchée sur le côté, une table un peu plus loin qui croule sous les papiers, et des murs craquant de livres. Je suis définitivement chez quelqu’un même si la maison semble abandonnée depuis longtemps, alors je déambule avec cette forme particulière de respect dû à mon intrusion. Mon regard glisse sur les reliures, s’arrête contre une tranche. Je vérifie à droite, à gauche. Tire l’ouvrage du mur.
1 auto portrait ensemble apparaît en son harmonie unitaire maintenu en solitude là nous sommes seul le tout est dans sa stricte unicité…
Je referme le livre, le range avec prudence comme s’il s’apprêtait à me sauter visage, et surtout je me souviens. Je veux rentrer chez moi… Soudainement prise de malaise, je me retourne, tourne aveuglément dans la pièce, cherche la sortie. Je bute contre la table et une pile de journaux s’affaisse jusqu’au sol. Involontairement, mes rétines capturent leurs une. Des portraits, « L’autre guerre », « Sélection ». Alors j’avais finalement raison ? Bien trop tard, je me sens seule, pas à ma place. Le lapin gratte à la porte… mais je ne veux plus revenir sur mes pas. Je l’abandonne, j’ai honte. Tant pis. J’ignore le téléviseur qui s’allume dans un coin et l’homme au visage dément qu’il emprisonne, trouve enfin la seconde porte, la sortie ! Mes pieds avalent les derniers mètres qui m’en séparent, mes doigts agrippent la poigné, j’abaisse, je tire, ouvre une brèche nouvelle et salvatrice. J’aspire une grande bouffée d’air, puis ferme la bouche. Mes yeux s’écarquillent. Au milieu des gravats bien proprets se tient une jeune fille qui me dévisage avec curiosité. Silhouette d’antan, je la reconnais. Je m’approche d’elle et de son sourire un peu gêné ; plus je suis prêt, plus elle est petite. Tant et si bien que lorsque je lui fais face, j’ai l’impression que c’est une voix de colosse qui va jaillir de ma gorge. Mais c’est juste moi qui parle. Juste moi.
« Pardonnez-moi, dis-je tout bas. Mais je ne sais pas où je suis. Pouvez-vous m’aider ? »
Elle hoche la tête, ravie de me porter secours.
« J’erre dans vos terres depuis un certain temps et je ne sais quoi penser. J’ai cru comprendre à un moment puis le sens s’est envolé. Alors maintenant je suis perdue, pleine d’émotions désagréables. Je me sens bête ou trahi, je ne sais plus. Et je me demande sans relâche. Je m’interroge sans vraiment l’oser. »
Son regard plein de pitié m’encourage.
« Tout simplement, quel est le sens ?
– Vous n’avez pas compris ?
– Non, avouè-je, bonne enfant. Sans doute suis-je un peu bête. Mais mon désir n’en demeure pas moins honnête. Je vous en prie, dites-moi.
– Ceci est un livre. »
Sur le coup, c’est de moi-même que je ris. J’avais donc parfaitement saisi ces lieux occultes, cette histoire à travers laquelle je me suis baladée.
« Tu vois, je te l’avais bien dit ! moquè-je les yeux ambres qui luisent au creux des décombres.
– Encore faudrait-il que ta belle histoire soit la bonne, rétorque le chat en sortant de sa cachette.
– Mauvais jusqu’au bout. Sache qu’il est très laid de réagir avec hauteur quand on s’est fourvoyé tout du long.
– Pense ce que tu veux, Alice. Après tout ce n’est pas moi qui m’illusionne.
– Mais comment peux-tu nier ce qui vient de nous être révélé ? m’agacè-je. Serais-tu donc sourd ?
– J’ai entendu ce qui a été dit, pas ce que tu voulais entendre. »
Je me tourne à nouveau vers la demoiselle à l’éternel sourire, la prie de répondre aux insolences du chat.
« Ceci est un livre, répète-t-elle à son intention.
– Certes. Mais de quelle nature ?
– Avec des pages, des phrases, des points et des virgules.
– Ce que le chat voulait savoir était la nature de l’histoire qu’il contient, précisè-je en le foudroyant du regard.
– Quelle histoire ? »
Je me raidis tandis que l’animal ricane dans mon dos.
« Celle… dont parle le livre.
– Un livre comporte des pages, des phrases, des points et des virgules…
– Et une histoire quand même ! Enfin, je veux dire… parlons-nous au moins de la même chose ? »
Le sourire de la demoiselle dégringole et je lui découvre un nouveau visage, peu amène.
« Je manque d’éléments pour vous répondre, tranche-t-elle froidement. Il faut que vous partiez maintenant.
– Pas avant d’avoir eu ma réponse ! Dites-moi ! Expliquez-moi !
– Toutes les réponses sont dans le manuel. Vous n’avez pas lu le manuel ? »
J’en perds ma hargne, fronce les sourcils.
« Non, je l’avoue. »
Elle me tend alors un bout de papier que je m’empresse de saisir. Comme tout ici, il est d’une blancheur éclatante, son grain un peu grossier seulement noircit d’une seule et unique phrase :
Ceci est un manuel.
« Mais c’est une blague, murmurè-je à je-ne-sais-qui.
– Je manque d’éléments pour vous répondre. Partez maintenant. Partez. Partez.
– Il n’y a rien d’écrit ! Rien qui ait du sens ! »
Au rythme de la feuille que j’agite sous son nez, l’espace se contracte, rétréci. Bientôt la voûte nuageuse s’écrase sur mes épaules. L’univers branle de tout côté. Je cherche le trou des mains, la tête courbée, le trouve, en saisit les bords. Puis je m’extirpe hors du terrier, parvenant à sortir mon pied juste avant qu’il ne se referme définitivement. Et là, fatiguée, hébétée, je chois dans l’herbe humide et tendre. J’écoute le monde sous un crépuscule couchant. J’écoute tout simplement…

… et bien souvent dans mon lit, juste avant de m’endormir, j’y repense. À ce monde étrange, souvent déroutant, parfois fulgurant, toujours un peu inquiétant. J’y repense et je me demande ce que j’en ai réellement pensé. La vérité, mon ami, c’est que je ne saurais te le dire. Avec la distance que le temps me permet, l’idée m’est venue qu’il s’agissait d’un entre-deux, laissant présager des choses bien meilleures comme des choses bien pires. Alors nous verrons bien si un jour prochain, lorsque le lapin se présentera à nouveau à moi, je serais disposée à le suivre. Et qui sait, sans doute le chat sera là.

Amitiés,

 

Alice